Mai 232012
 

Ils vivent dans une pauvreté abjecte. Dans cette photo d’archives datant de mars 2010, Andre Coetzee (à gauche), 57 ans, est assis aux côtés d’une famille de voisins dans un camp de réfugiés pour Sud-Africains blancs pauvres au Coronation Park de Krugersdorp. À l’époque, le Coronation Park, un ancien camp de caravanes, servait de lieu d’habitation à plus de 400 squatters blancs. Mashele émet l’hypothèse selon laquelle les riches blancs ont honte de leurs congénères pauvres, qu’il faut cacher au regard des noirs. Photo : Reuters.

Au moment où nous célébrons 18 ans de liberté, il pourrait être tentant de se focaliser sur le triste état de notre situation politique, et de passer ainsi à côté des changements sociaux fondamentaux qui se sont produits.

Ces changements concernent de petits détails, qui passent facilement inaperçus mais qui sont d’une grande importance. En effet, ce sont souvent les petits détails qui, au final, en disent long quant à l’évolution de la société.

Avec la disparition des barrières raciales, un nombre croissant de noirs appartenant à la classe moyenne migrent vers les banlieues résidentielles, délaissant les townships, ces quartiers autrefois assignés aux noirs, du temps de l’apartheid.

Brusquement, au réveil, M. Van Tonder – un Afrikaner quinquagénaire – a découvert qu’il avait un nouveau voisin noir, M. Mkhize.

Comme on peut l’imaginer, il a été difficile pour M. Van Tonder de saluer M. Mkhize et de lui dire « bonjour ».

L’arrivée de noirs dans les banlieues résidentielles a déclenché une recomposition sociale – en partie négative et en même temps extrêmement positive.

Certains blancs, parmi les plus riches, ont commencé à abandonner leurs pavillons traditionnels pour s’enfuir dans l’univers des domaines résidentiels enclos de hauts murs de sécurité.

Ils partaient du principe que les noirs n’auraient pas de quoi s’acheter un bien ou payer un loyer dans ces nouvelles résidences de luxe.

Ces blancs qui « s’enfuyaient » ne pouvaient pas se représenter l’impact financier qu’allait avoir l’autonomisation économique des noirs (black economic empowerment), jointe à une politique de discrimination positive.

Aujourd’hui, il n’y a pas un seul de ces domaines résidentiels construits autour d’un golf qui n’ait son propriétaire noir.

Tout en profitant de leurs nouvelles belles demeures dans les faubourgs, ces nouveaux riches noirs ont apporté avec eux une méfiance envers les blancs bien ancrée dans l’histoire.

Ils se demandaient s’il leur arriverait de partager un jour une bonne blague avec M. Van Tonder.

Un matin, alors que M. Mkhize allait déposer son fils (Jabulani) à l’école, il a croisé M. Van Tonder, qui lui aussi déposait son fils (Piet) dans la même école.

Mkhize et Van Tonder se sont effectivement salués – du bout des lèvres – mais ils étaient tous les deux tendus et méfiants l’un envers l’autre.

Une fois rentré, Piet a parlé à son père du nouveau copain qu’il s’était fait à l’école. C’était Jabulani, le petit noir de la maison d’à côté. M. Van Tonder a tout fait pour dissuader le jeune Piet de se lier d’amitié avec Jabulani.

En vain. De temps en temps, Piet allait en catimini rendre visite à Jabulani chez les voisins.

On a frappé à la porte. Après avoir jeté un coup d’œil par la fenêtre, M. Mkhize est resté hésitant. C’était Piet, le petit blanc d’à côté.

Un jour, M. Van Tonder est rentré du travail dans tous ses états. Il s’est précipité vers son bar, cherchant le réconfort d’un cognac. Pourquoi ? Son employeur lui avait annoncé qu’il devrait désormais travailler sous les ordres d’une jeune noire.

Et c’est là un scénario qu’ont vécu la plupart des membres blancs ou noirs de la classe moyenne.

Nous sommes nombreux à être conscients des tensions que nous avons connues dans ce laboratoire social qu’est la nouvelle Afrique du Sud.

Plus d’un noir a connu la réticence de telle ou telle serveuse blanche à le servir au restaurant.

Et plus d’un blanc a le souvenir de s’être senti obligé, dans telle ou telle situation, de taire ce qu’il pensait vraiment des noirs de peur d’être étiqueté comme raciste.

Tout cela n’est pas forcément négatif. C’est la caractéristique inévitable d’une réalité sociale changeante.

Qui a dit qu’une naissance se faisait sans douleur ?

Avant que le nouvel ordre social commence à se développer en 1994, blancs et noirs vivaient séparés par des barrières sociales artificielles.

Il est vrai qu’il existe toujours des beaux quartiers à prédominance blanche et que nos villes ont gardé l’empreinte d’un aménagement du territoire dicté par l’apartheid.

Mais il est tout aussi vrai que les espaces sociaux blancs et noirs – particulièrement au sein de la bourgeoisie – se chevauchent bien davantage qu’avant 1994.

Contrairement au cas de M. Van Tonder – qui cherchait une consolation dans le cognac –, pour la plupart des employés blancs, avoir un supérieur noir n’est plus un tabou.

Pour le voisinage blanc, il n’est plus aussi choquant qu’aux premiers jours de la démocratie d’avoir un voisin noir super riche.

Dans l’esprit de nombreux bourgeois noirs, la notion de supériorité de la race blanche s’est estompée.

De toute façon, les noirs qui sont allés à l’université après 1994 ont étudié et vécu avec des étudiants blancs – sauf dans les universités historiquement noires.

Les relations sexuelles interraciales n’ont plus le même pouvoir de heurter les consciences. Cela ne veut pas dire que les attitudes au sein de la société ont été complètement transformées. Les stéréotypes culturels existent bel et bien.

Même s’il reste beaucoup de chemin à parcourir pour arriver à une société réellement non raciale, désormais on en voit les premiers éléments, dans les banlieues résidentielles d’Afrique du Sud.

Au-delà des banlieues résidentielles, cependant, nous sommes confrontés à un défi de taille.

En zone rurale et dans les townships, des masses entières de noirs déshérités vivent encore dans le passé.

Alors que la différence de classe s’est réduite entre les blancs et les noirs aisés, qui vivent ensemble dans les faubourgs, la classe populaire noire, elle, doit faire face à un double écart social.

Le premier écart se situe avec les blancs en général. Et le second avec ses frères et sœurs de la classe moyenne.

Le premier écart social – entre la classe populaire et les blancs – est plus facile à admettre pour les noirs, car il est profondément enraciné dans l’histoire.

L’apartheid a érigé une barrière sociale autour des blancs pauvres pour empêcher toute relation entre ceux-ci et les noirs.

Les riches blancs voyaient dans leurs congénères de la classe populaire une honte qu’il fallait dissimuler au regard des noirs.

Le système politique de l’époque a donc délimité des sections spéciales de la banlieue blanche réservées aux pauvres. Toutes sortes de prestations et d’aides sociales étaient distribuées par l’état raciste.

Pour cette raison, les noirs pauvres n’ont pas encore le sentiment que les blancs les sont abandonnés, alors même que les classes populaires noires ne cracheraient pas sur le confort des beaux quartiers – si les conditions économiques le permettaient.

La méfiance historique entre les blancs et les noirs pauvres existe encore. Les messages subliminaux selon lesquels les noirs pauvres sont dangereux sont toujours présents.

Il existe peu de Sud-Africains blancs qui ne ressentent aucune crainte lorsqu’ils se rendent dans une township.

Comme si la township était un abattoir.

Politiquement, telle est la réalité qui complique les relations entre les partis à prédominance blanche et les électeurs noirs dans les zones défavorisées.

Cela pourrait prendre une éternité avant qu’une authentique alchimie se fasse entre partis blancs et électeurs noirs.

Le second écart social auquel doivent faire face les classes populaires noires est celui qui existe entre elles et leurs frères et sœurs de la bourgeoisie.

Bien que les noirs préfèrent généralement minimiser le phénomène, un écart de classe continue de grandir entre eux depuis 1994.

Historiquement, les noirs, qu’ils soient riches ou pauvres, étaient entassés ensemble dans les townships, ou dans les zones rurales.

Alors que leur condition sociale plaçait les commerçants, les enseignants et les infirmières ostensiblement au-dessus des ouvriers agricoles et des déshérités, ils vivaient au sein des mêmes communautés noires.

Depuis 18 ans on vit un exode silencieux de la bourgeoisie noire vers les banlieues résidentielles traditionnellement blanches.

Tout le temps qu’il va à l’université, un étudiant noir pauvre reste basé dans sa township. Dès qu’il obtient un travail bien rémunéré, il migre vers les banlieues résidentielles.

Fondamentalement, l’éducation est devenue pour les jeunes noirs un moyen d’échapper à la township. Même les musiciens et les stars du football ne veulent pas y résider. Tout au plus s’y rendent-ils le week-end pour exhiber leurs voitures tape-à-l’œil.

Les don juans y vont pour trouver des copines.

Ceci a eu pour effet de compliquer les relations entre les classes populaires noires et leurs frères et sœurs plus aisés – en dehors du cercle familial.

Une question plus philosophiquement compliquée pour la bourgeoisie noire est celle de la définition du succès. Faut-il interpréter leur ruée vers les banlieues résidentielles comme reflétant leur conception de la réussite sociale ?

Cette question est assurément compliquée, étant donné le soin que mettent les membres de la bourgeoisie noire à conserver des liens sentimentaux avec leurs origines rurales ou leurs attaches dans les townships.

L’interaction entre les classes populaire et moyenne noires dans l’économie s’accompagne généralement de tensions subtiles.

Les noirs de la classe populaire trouvent dégradant d’en servir d’autres dans les restaurants des beaux quartiers, ou de faire leur ménage et de garder leurs enfants.

Les accusations et les généralisations quant à la paresse et aux mauvais comportements abondent.

Si l’Afrique du Sud avait de bons sociologues, les études auraient désormais démontré ce que la plupart d’entre nous avons déjà pu observer : que les Sud-Africains noirs préfèrent embaucher – ou avoir comme serveurs en face d’eux – des immigrés zimbabwéens plutôt que leurs compatriotes.

Quelle est, alors, l’histoire de la société sud-africaine depuis 1994 ?

C’est celle d’une plus grande proximité entre bourgeois blancs et noirs, et d’un double écart social auquel sont confrontés les noirs de la classe populaire.

Notre élite instruite a donc devant elle une tâche herculéenne : ne jamais perdre la capacité de descendre des cimes de la Politique avec un grand P pour décrypter les petits faits de la société.

Peut-être serait-ce une meilleure manière de célébrer la liberté.

Prince Mashele est directeur exécutif du Forum for Public Dialogue et professeur de Sciences politiques à l’université de Pretoria. Il est également membre du Midrand Group 1, et l’auteur de The Death of our Society (La mort de notre société, disponible dans les librairies du réseau Exclusive Books).

Source : http://www.iol.co.za/sundayindependent/liberty-a-myth-for-black-underclass-1.1287518

Traduction JP et W Richard.