Jan 102013
 
Jacob Zuma, Zweli Mkhize et Cyril Ramaphosa.

Photo : Mangaung, État libre, Afrique du Sud, 20 décembre 2012. Le président Zuma s’apprêtait à prononcer le discours de clôture au congrès de l’ANC à Mangaung vendredi dernier avant qu’une panne de courant ne se produise. Jacob Zuma, Zweli Mkhize et Cyril Ramaphosa. Photo Greg Nicolson/NewsFire

Au cours des prochains jours, l’ANC s’abreuvera d’autocongratulations et de festivités pour son 101e anniversaire. Mais qui constitue l’ANC aujourd’hui, et ressemble-t-elle en rien à l’organisation qui a mené le combat de libération ? Le leadership actuel du parti aurait-il combattu et vaincu l’apartheid ? Surtout, peut-elle remporter les batailles auxquelles l’Afrique du Sud fait face aujourd’hui ? Par RANJENI MUNUSAMY.

Au milieu des années 90, alors que Thabo Mbeki se voyait confier les rênes de l’ANC et de l’Afrique du Sud, Nelson Mandela a pris l’habitude de se référer aux partis politiques en citant le nom de qui les dirigeait à l’époque. Par exemple, il disait « le Parti National de FW De Klerk » ou « l’IFP de Mangosuthu Buthelezi » (bien que tout le monde ait toujours su, à l’époque comme aujourd’hui, qui était le chef de l’IFP, Inkhata Freedom Party, Parti de l’Inkhata pour la liberté).

Même lorsqu’il était encore le président du parti au pouvoir, Mandela disait « l’ANC de Thabo Mbeki », ce qui était perçu à l’époque comme une façon d’approuver le choix de son successeur à la tête du mouvement. Mais en réalité, l’ANC du milieu des années 90 abandonnait déjà rapidement sa précédente incarnation en tant que mouvement de libération. Bien sûr, elle devait le faire. Étant désormais le parti au pouvoir, elle devait se réinventer en passant de ce qu’elle était, un parti en exil combattant un régime d’oppression, à un parti contrôlant les leviers de l’État.

Une fois président de l’ANC, Mbeki s’est montré déterminé à transformer le parti selon l’idée qu’il avait de son bon fonctionnement – pyramidal, une sorte d’État bis. Cela allait immédiatement l’amener au clash avec les populistes et les partenaires de l’ANC au sein  de l’alliance. Avant le congrès annuel de l’ANC de 2002, il a tout bonnement révélé qu’il préférait faire de l’ANC un noyau de leaders de haut niveau plutôt que de la voir chercher à accroître sa base.

Il a décrit de la manière suivante le prototype de l’adhérent de l’ANC qu’il souhaitait : « C’est un cadre qui s’efforce à tout instant d’élever sa conscience politique. C’est un cadre qui travaille continuellement à améliorer ses compétences pour augmenter sa capacité à servir le peuple sud-africain. C’est un cadre qui est loyal envers le mouvement et dévoué à sa cause, et qui respecte la discipline d’un mouvement auquel il ou elle a adhéré volontairement, sans contrainte de la part de quiconque. »

« Il se peut que tout le monde n’accepte pas ce que d’aucuns considèrent comme les obligations lourdes inhérentes à une adhésion à l’ANC. Nous souhaitons en permanence augmenter la taille et la force de notre mouvement. Néanmoins, je suis convaincu qu’il faut s’attacher au principe suivant : meilleurs moins nombreux, mais meilleurs ! » a-t-il déclaré au congrès de l’ANC de 2002.

La vision qu’avait Mbeki de la nature de l’ANC et de ses membres s’appuie sur un document interne controversé qu’il avait rédigé quelques années auparavant, en préparation du premier congrès national du parti depuis l’avènement de la démocratie, en 1994. Intitulé « De la Résistance à la Reconstruction : Libre réflexion quant aux tâches incombant à l’ANC dans la nouvelle ère de transformation démocratique ». Avec ce document Mbeki cherchait à voir dans la boule de cristal à quoi ressemblerait l’ANC à l’avenir et à identifier l’opposition politique qu’elle rencontrerait à la fois à l’intérieur et à l’extérieur de l’alliance.

« Parmi les objectifs de ces forces hostiles, on trouvera leur volonté de détruire l’ANC de l’intérieur… [et] de créer des contradictions et des conflits entre l’ANC et d’autres formations au sein du mouvement démocratique. L’offensive contre l’ANC portera sur de nombreuses questions, parmi lesquelles : diviser l’organisation et fomenter une lutte interne sur la base d’une triple ANC (l’ANC au gouvernement, l’ANC au parlement, la base du parti) ― l’ANC au gouvernement sera dépeinte comme ayant trahi les intérêts de la base, l’ANC au parlement se présentera comme étant le ‘chien de garde révolutionnaire’ contre les traîtres de l’ANC présents dans l’exécutif, et l’ANC hors gouvernement sera décrite comme étant la vraie représentante de l’âme du mouvement ayant la responsabilité historique d’être le ‘chien de garde de la révolution’ ; diviser l’ANC autour de la question du leadership, avec divers camarades au sein du mouvement dressés les uns contre les autres parce qu’ils représentent des tendances concurrentes à l’intérieur du mouvement. »

Cela peut paraître paranoïaque mais il est assez incroyable de constater à quel point Mbeki était proche, il y a 18 ans, de prédire comment l’ANC se retournerait contre elle-même et comment des courants divergents se battraient au sein du parti pour s’en assurer le contrôle.

L’ANC de 2013 porte peut-être les même couleurs, entonne certains des mêmes chants et s’accroche aux mêmes traditions que le parti de la libération, mais avec une différence majeure : la qualité de ses leaders et de ses adhérents.

L’ANC s’est lancée dans une campagne de recrutement massif au cours des cinq dernières années, ce qui lui a permis de dépasser le million d’adhérents – un succès quantitativement retentissant mais toxique pour la nature du parti car cela a attiré toutes sortes de personnes dans l’organisation qui n’avaient que peu ou pas du tout le sens de ses valeurs et traditions. L’appât du gain et le désir de reconnaissance sociale en ont également amené plus d’un à utiliser son adhésion à l’ANC comme ticket pour s’accaparer contrats, ressources étatiques et autres avantages matériels, ce qui a eu des répercussions négatives sur l’image du parti.

Être membre de l’ANC au temps de la lutte de libération signifiait mettre en danger sa vie et son intégrité physique. Rejoindre le parti relevait d’une décision où on avait conscience de risquer sa peau et de s’engager au sacrifice personnel. Au KwaZulu Natal en particulier, être membre de l’ANC équivalait à une sentence de mort, quand des gens se voyaient pourchassés par la tristement célèbre KZP (KwaZulu Police), l’IFP ou encore la SAP, la police sud-africaine de l’époque.

L’année dernière, l’ANC du KwaZulu Natal a gagné de plus de 80 000 adhérents, avec une absence totale de filtrage des nouvelles recrues et aucune éducation politique distillée pour s’assurer qu’elles apprennent les valeurs, les traditions et l’histoire du parti.

Dans ce cas, il n’est pas étonnant que la vieille garde de l’ANC se sente mise de côté et soit désenchantée. Il est évident que le parti est incapable de préserver ce qui l’a maintenu en place pendant les dures années de la lutte pour la libération à l’instant où il doit intégrer des milliers de nouveaux membres qui n’ont ni mémoire organisationnelle ni considération pour la culture constitutive de l’ANC.

Ce que voit aujourd’hui cette ancienne génération, c’est un parti qui tangue en essayant de se moderniser tout en conservant son héritage. Un leadership fort et inspiré est nécessaire pour maintenir l’équilibre et donner une direction à l’État. Mais cela n’est pas un centre d’intérêt lors des élections à l’ANC. Les deux derniers congrès nationaux ont dégénéré en guerres entre factions aux listes de candidats rivales, avec à la fin un seul camp victorieux.

Il n’y a pas de débat pour juger qui sont les meilleurs leaders pour l’ANC ; en fait, la faction dominante livre ce qu’elle considère être sa meilleure équipe et contrôle de facto le comité national exécutif (NEC). La faction battue est totalement écartée, sans aucune considération pour les talents éventuels qu’elle contiendrait.

À Mangaung, du fait de sa taille et de son influence, le KwaZulu Natal a vu sa liste de candidats au NEC élue presque en intégralité. Il y a bien quelques personnes au NEC qui se situent au-dessus des batailles de clans – Joel Netshitenzhe et Pallo Jordan entre autres – mais le comité est désormais outrageusement dominé par les alliés du président Jacob Zuma. Parmi eux des lobbyistes du président, des partisans bruyants issus de l’alliance et des membres de son cabinet. Cela signifie qu’il y a peu de chance d’entendre des voix discordantes ou encore de lancer des débats au sein de ce qui est le plus haut organe décisionnaire de l’ANC dans l’intervalle entre deux congrès.

L’ANC de Jacob Zuma est ainsi l’antithèse même de l’ANC des générations passées. Bien que les célébrations de 2012 pour le centenaire de l’ANC se soient évertuées à montrer que c’était toujours le même parti fédéré et vaillant qui avait combattu le colonialisme, le racisme et le sexisme, l’ANC de l’époque n’aurait pas survécu à l’apartheid, ni n’en aurait triomphé, s’il avait été dirigé par des chefs et eu des adhérents tels que ceux d’aujourd’hui.

Une des choses que le bataillon des nouvelles recrues ignorera sans doute, c’est que l’une des forces majeures de l’ANC résidait dans la vigueur de ses débats et de son engagement menés par des hommes et des femmes au parcours irréprochable, au dévouement à l’organisation totalement désintéressé et possédant de solides connaissances. Le culte du chef unique et de la personnalité n’y avaient pas leur place.

Mais les mutations et les changements significatifs au sein de l’ANC ne seraient pas un souci si les dirigeants actuels vouaient tous leurs efforts à atténuer les nombreux problèmes cruciaux que connaît l’Afrique du Sud actuellement. Samedi à Durban lors du rassemblement pour l’anniversaire de l’ANC, Zuma fera connaître la feuille de route du NEC pour l’année à venir. Elle peut prendre la forme d’un plan d’action inspiré ou n’être, une fois encore, que du vent.

Lors d’une conférence sur le centenaire de l’ANC en octobre, Mbeki, dans son style inimitable, a fait appel à la littérature pour déplorer l’état du leadership et « les sérieux défis auxquels nous sommes confrontés ».

« Voici plusieurs siècles » a-t-il déclaré, « dans Hamlet, songeant à la période également trouble que traversait son Danemark imaginaire, Shakespeare a fait dire à Hamlet ces mots pathétiques, qui interpellent : ‘Le temps est disloqué. Ô  destin maudit, / Pourquoi suis-je né pour le remettre en place !’ 1 À mon avis, l’époque que nous traversons ‘est disloquée’. »

L’ANC de Jacob Zuma doit maintenant prouver que, même si elle n’est plus que l’ombre d’elle-même, elle peut redresser la barre. Les membres actuels de l’ANC sont désormais les gardiens d’une grande organisation vieille de 101 ans. Ils ont cinq ans pour montrer qu’ils ne sont pas les artisans de sa destruction. DM