À tout moment désormais, la base de l’ANC pourrait s’aviser qu’elle en a plus qu’assez de l’équipe actuelle et qu’à la tête de l’organisation on a besoin de sang neuf. Certes Kgalema Motlanthe tient le haut du pavé depuis plusieurs années mais quand un parti se lasse de candidats aux ambitions trop visibles et à l’éthique discutable, dans sa solitude il pourrait tourner son regard vers un Cyril Ramaphosa.
Simon et Garfunkel auraient fort bien pu avoir en tête le Congrès national africain quand ils ont écrit Mrs Robinson. Les paroles ont donné lieu à de multiples interprétations ; la théorie la plus répandue veut qu’ils aient ficelé quelque chose en vitesse pour le film The Graduate ; mais plus sympathique est celle qui voit dans cette chanson une complainte du temps perdu et de ce qui aurait être. Fondamentalement, ces deux jeunes artistes de génie déploraient le fait que le début de promesse des années 60 avait été gâchée.
Ces paroles de la chanson méritent d’être citées :
“Where have you gone, Joe DiMaggio/
A nation turns its lonely eyes to you/
What’s that you say, Mrs. Robinson/
Joltin’ Joe has left and gone away.”
(« Où es-tu parti, Joe DiMaggio /
Dans sa solitude une nation tourne son regard vers toi /
Que dites-vous, Mme Robinson /
Joe le Cahot a levé le camp »)
Simon et Garfunkel avaient besoin d’un symbole qui dise la perte d’innocence des États-Unis, et il n’en y avait pas de meilleur que Joe DiMaggio, cette légende du baseball. Surtout connu peut-être pour son record (établi en 1941 et toujours pas battu à l’époque) de 56 matchs consécutifs dans lesquels il avait réussi un coup sûr (base hit, c’est-à-dire qu’il avait réussi à frapper directement la balle), DiMaggio est devenu un symbole de l’innocence des États-Unis dans les années 1940 et 1950, avec ses airs de gentleman sur le terrain et sa gaucherie en public à l’extérieur. Un bref et malheureux mariage avec Marilyn Monroe a également contribué à sa réputation (c’est DiMaggio qui a été perçu comme étant la dupe dans cette affaire).
Au moment où Simon et Garfunkel ont composé Mrs Robinson, il y avait clairement une nostalgie aux États-Unis pour la simplicité de cette ère DiMaggio (il était parfois surnommé « Joltin’ Joe » [« Joe le Cahot »]) où les hommes avaient une raie dans les cheveux, où les femmes servaient le café et où l’ennemi parlait allemand ou russe.
Aujourd’hui, au sein de l’ANC, on sent la même nostalgie du temps où les camarades connaissaient leur devoir et s’y tenaient. Une fraction du parti, encore limitée mais croissante, commence peu à peu à en avoir marre de la politique politicienne, de la division en clans et de la perte d’autorité morale qui étranglent cette organisation naguère glorieuse, depuis que Thabo Mbeki et Jacob Zuma en ont eu les commandes. Et, contrairement aux États-Unis de 1967, cette ANC a son Joe DiMaggio qui attend en coulisse. Elle a un dirigeant qui incarne le sérieux, la discipline et le dur labeur de l’ANC qui a combattu si chèrement l’apartheid et qui a également travaillé à bâtir un meilleur pays. Vous avez peut-être entendu parler de lui : il s’appelle Cyril Ramaphosa…
Expliquer l’enracinement de Ramaphosa dans l’ANC, c’est aussi expliquer pourquoi il a été dans l’ombre de Kgalema Motlanthe toutes ces dernières années.
Le premier rôle de Ramaphosa –un rôle des plus cruciaux—fut celui qu’il a joué dans la formation du Syndicat national des Mineurs (NUM, National Union of Mineworkers) : peut-être en avez-vous également entendu parler… C’est un syndicat qui a de gros effectifs, qui fait beaucoup de bruit et jouit d’une grande influence – et il doit beaucoup à Ramaphosa pour la place qu’il tient aujourd’hui dans le champ politique. Les succès de Ramaphosa avec le NUM l’ont conduit à être le principal négociateur de l’ANC à la Convention pour une Afrique du Sud démocratique (CODESA, Convention for a Democratic South Africa) où il était prêt à attaquer le redoutable Roelf Meyer, du Parti national – face à qui il l’a le plus souvent emporté.
Quand il est clairement apparu que, sur le plan politique, l’ANC emporterait le morceau lors de la Codesa et dirigerait très probablement le pays après les élections de 1994, tout le monde pensait que Ramaphosa deviendrait vice-président de la République. Mais cela n’allait pas avoir lieu – un certain Thabo Mbeki lui a damé le pion.
Ramaphosa a alors presque aussitôt jugé qu’il en avait assez vu de la politique active et, renonçant aux postes plus prestigieux au sein de l’ANC, il s’est concentré sur ses activités de businessman. Et le businessman allait se montrer tout aussi redoutable que l’homme politique.
Lorsque McDonald a annoncé récemment que Ramaphosa avait acquis toutes les franchises du groupe sur le territoire sud-africain, The Economist publia un portrait enthousiaste du personnage.
« Avec son impressionnant carnet d’adresses, ses talents de négociateur et son charme, il s’est aussitôt senti [dans le monde des affaires] comme un poisson dans l’eau », écrivait The Economist. « Il a été l’un des premiers à tirer profit de la politique de l’ANC en faveur des entrepreneurs noirs (BEE, Black Economic Empowerment) et s’est bâti un empire dans les secteurs minier, énergétique et immobilier, ainsi que dans les assurances et les télécommunications. Avec des investissements estimés à 1 550 000 000 rands ($224 millions), il est entré dans le club des 31 Sud-Africains milliardaires (en rands). »
Il était exclu que Ramaphosa trouve grâce auprès de Mbeki pendant la présidence de ce dernier ; leur rivalité antérieure l’excluait – et aussi le fait que le nom de Ramaphosa circulait à chaque fois qu’on songeait à remplacer Mbeki.
Ramaphosa était officiellement si peu intéressé par les luttes de pouvoir au sein de l’ANC que c’est à peine si son nom a été cité au début de l’ascension de Zuma. Plus tard, on s’est sérieusement demandé s’il n’allait pas se présenter face à Zuma et à Mbeki, en troisième homme. La tentation devait être énorme ; même s’il n’avait pu rassembler assez de partisans pour gagner tout seul, le camp de Zuma aurait sûrement réagi à toute vraie lame de fond portant Ramaphosa en l’invitant à le rejoindre comme candidat à la vice-présidence. Ce scénario n’était pas impossible – finalement c’est Motlanthe qui s’est présenté à la vice-présidence aux côtés de Zuma, c’est-à-dire quelqu’un qui a si bien caché son jeu dans la période précédant le vote au congrès de Polokwane que, jusqu’au début du congrès, beaucoup ne voyaient pas bien qui il allait choisir — Mbeki ou Zuma. Zuma en a sans doute eu quelques insomnies avant le congrès, et il aurait apprécié que son co-listier exprime d’emblée et clairement son soutien, afin de se rassurer avant son duel avec Mbeki à Polokwane.
Ce qui nous ramène directement à Motlanthe, un homme qui s’est acquis le nom de guerre de Keyser Söze au Daily Maverick. Depuis de nombreuses années c’est lui qui a joué au sein de l’ANC le rôle qui aurait dû être, comme nous l’avons montré, celui de Ramaphosa. Comme notre astucieux businessman, Keyser Motlanthe a appris son métier dans le milieu syndical, et c’est également un brillant adepte du jeu de patience en politique. Les deux hommes partagent un sens aigu du timing. Mais, sur le plan politique, Motlanthe a réussi à avancer ses pions sous Mbeki, ce que Ramaphosa n’est pas parvenu à faire, et il est devenu le secrétaire général de l’ANC. Ce qui veut dire qu’il a été impliqué dans le scandale dit « Oilgate », lié à l’Irak, et même si sa réputation n’en a pas trop souffert, elle n’en a pas moins été écornée. Récemment, celle qui passe pour être sa compagne a fait l’objet d’allégations de corruption peu ragoûtantes. Comme on pouvait s’y attendre de la part de Motlanthe, il a immédiatement invité le Protecteur public à enquêter. Et qui est derrière cette dernière révélation en date, qui vient à point nommé ? Cela pourrait en fait être n’importe qui. Motlanthe s’est bâti une réputation sur la base qu’il n’était pas Zuma. Et si le président est fort puissant et a l’habitude d’écraser ses ennemis quand l’envie le prend, il n’a pas encore abattu son vice-président. Et là encore on peut se demander pourquoi.
Mais Motlanthe n’est plus un homme de l’ombre. Quand il est devenu président de la République par intérim après le renvoi sans cérémonie de Mbeki, il est devenu évident qu’il serait le Monsieur Propre de l’ANC. L’homme auquel le parti pouvait faire appel dans les moments de crise. L’homme qui ne pensait pas d’abord à ses intérêts personnels. Mais cette réputation s’est peu à peu défaite à mesure qu’il gagnait en stature. D’un point de vue stratégique, son succès a fait sa perte – c’est désormais quelqu’un contre lequel doit se battre quiconque entend diriger l’ANC. Si quelqu’un devait faire passer Motlanthe pour un ambitieux intrigant aux yeux des délégués et des militants de section de l’ANC, ce ne serait pas trop difficile.
Or le problème est là : les fantassins du parti commencent à en avoir assez de l’indiscipline de l’ANC. On peut presque les entendre dire : “Nous ne nous sommes pas battus pour voir des camarades manquer aujourd’hui de discipline”. Lors du congrès national de l’ANC à Polokwane, la discipline a été une préoccupation essentielle. Il en a été de même lors de la réunion du comité directeur national du parti à Durban. Et le hasard a voulu que le bouc émissaire (le pauvre type qui servirait à faire un exemple) soit Julius Malema. L’indiscipline au sein de l’ANC a essentiellement résulté de la lutte des clans. Et, comme il apparaît de plus en plus clairement, Motlanthe n’est plus au-dessus de ce genre de considérations.
Mais devinez qui se tient complètement à l’écart de la lutte des clans, des scandales et autres draps sales de l’ANC ? Oui, vous avez deviné : Ramaphosa, c’est fondamentalement Motlanthe sans l’ambition et la réputation entachée.
Les dirigeants de l’ANC aiment à dire que, s’ils doivent être les chefs, ce sera seulement parce que le collectif le leur demande : un seul homme a véritablement semblé n’être ni ambitieux ni affamé de pouvoir – Tokyo Sexwale. Il a essayé et il a échoué (là où Motlanthe a réussi).
Et donc lorsqu’un militant de base de l’ANC regarde ce qu’est devenu son parti au cours des 12 dernières années et qu’il regarde qui est au pouvoir et qui lutte pour l’être, il pourrait ressentir un certain malaise, pour ne pas dire un malaise certain. Il pourrait regretter le bon temps où le parti dirigeant était à cheval sur les principes. Avant que les trafiquants d’armes, les marchands de pétrole et les tenderpreneurs (les habitués des marchés publics) n’entrent en scène avec leur cupidité. Il pourrait juger l’heure venue d’élire un chef qui incarne ces années-là. Un Joe DiMaggio de l’ANC, si on veut.
Il se trouve que Ramaphosa a une énorme influence au sein de l’ANC. On peut dire ce qu’on veut de l’ANC, mais elle n’a jamais élu de chef qui n’ait été dans le passé au service du parti et dévoué à sa cause. Ramaphosa est membre du comité exécutif national et président du comité national de discipline chargé d’examiner les appels, aux côtés de partisans fidèles tels que Trevor Manuel et Jeff Radebe. Il est aussi vice-président de la Commission nationale de Planification.
Vous vous rappelez le jour où l’ANC a dû annoncer à la nation que Malema –avec son image d’indomptable — était fondamentalement un imbécile au moment de défendre son comportement inconstitutionnel ? Et qui a été chargé de transmettre ce message? Le message était fort et il fallait un messager formidablement crédible. Quelqu’un qui pouvait traiter Malema de naïf et d’absurde, et tout le monde, des ménagères de Hyde Park aux vendeurs ambulants du Cap, comprendrait que cela voulait dire que l’ANC était plus grande que tout individu. Le 4 février, cet homme, ce fut Ramaphosa.
Et si ces militants de base de l’ANC viennent un jour à exiger leur dû, Cyril Ramaphosa ne pourra guère refuser d’exaucer leur vœu. N’est-ce pas ainsi que cela se passe à l’ANC ?
Analyse de Sipho Hlongwane publiée sur le site de Daily Maverick le 19/03/2012
Traduction Jean Pierre et Wendy Richard