Avr 182012
 

NÉS LIBRES? L’ancien président de la Cour constitutionnelle, Arthur Chaskalson, l’ancien président Thabo Mbeki, son épouse Zanele et l’ancien Premier ministre de la province de Gauteng, Mbhazima Shilowa, applaudissent alors que des enfants nés la première année de la démocratie sud-africaine récitent la Déclaration des droits de l’homme lors de l’inauguration de la nouvelle Cour constitutionnelle à Johannesburg. Mais cette célébration pourrait s’avérer vaine si le Gouvernement, sous l’autorité du président de la République, Jacob Zuma, réussit à usurper l’autorité de la Constitution. Photo: Neo Ntsoma

Ces dernières semaines ont vu s’amplifier le discours qui tend à rendre notre Constitution responsable de l’échec de la transformation des    inégalités socio-économiques de notre société. Il est cruellement ironique d’entendre des dirigeants de l’ANC affirmer qu’une Constitution qui prône la matérialisation progressive des droits socio-économiques pourrait entraver cette transformation.

Le langage est un puissant outil permettant aux politiques de créer une réalité qui sert leurs intérêts en fonction du moment. Dans la prose fleurie du  président du groupe ANC au Parlement national, Mathole Motshekga, qui s’exprimait dans le camp de squatters de Masiphumelele, la justice est une « machine d’État totalitaire » sapant ladite transformation.

Il serait facile de ne voir que des rodomontades dans cette rhétorique qui a atteint des sommets avec des documents internes à l’ANC et récemment rendus publics où sont proposés des amendements à la Constitution visant à ôter ce qui est qualifié d’entraves.

On pourrait aussi compter sur le fait que tout changement dans la Constitution comme instance souveraine doit être approuvé par 75% des parlementaires.

Les citoyens auraient tort d’adopter l’une ou l’autre attitude : ce serait inapproprié et irresponsable.

Ce qui est en jeu ici, c’est un conflit de valeurs au cœur même de notre démocratie constitutionnelle. D’un côté, le président  Jacob Zuma et ses collègues considèrent qu’en tant que parti majoritaire l’ANC devrait être libre de prendre des décisions et de gouverner sans interférence de la part de la justice et de la société civile. Cette vision majoritaire de la démocratie reflète les valeurs d’une démocratie parlementaire comme nous en avons connu avant 1994 dans l’Afrique du Sud de l’apartheid.

Inhérent, par nature, à une démocratie constitutionnelle, un système  de contrôle et d’équilibre résulte de la séparation des pouvoirs entre l’exécutif (le Gouvernement), le législatif (le Parlement) et le judiciaire (les Tribunaux).

Pour resituer dans son contexte historique l’attaque dont notre Constitution fait aujourd’hui l’objet, il faut se rappeler que l’ANC, dans sa déclaration de Harare en 1989, échaudée par les abus de pouvoir commis par l’État parlementaire minoritaire de l’époque, avait exigé une Déclaration des droits de l’homme comme pierre d’angle de futures négociations.

Le fondement de notre démocratie, c’est que tout citoyen jouit des libertés et des droits humains et civiques universellement reconnus, protégés par une Déclaration des droits de l’homme bien en place.

« L’Afrique du Sud aura un nouveau système judiciaire qui garantira l’égalité de tous devant la loi. L’Afrique du Sud aura une justice indépendante et non raciale. »

En inaugurant la Cour constitutionnelle le 14 février 1995, l’ancien président Nelson Mandela a fait ce commentaire désormais célèbre quant au rôle de la Cour constitutionnelle: « La dernière fois que je me suis retrouvé devant un tribunal, c’était pour savoir si j’allais être ou non condamné à mort. Heureusement pour mes collègues et moi-même, nous ne le fûmes pas.

» Aujourd’hui je me lève non plus en qualité d’accusé mais au nom du peuple sud-africain pour inaugurer un tribunal tel que l’Afrique du Sud n’en a jamais connu, une Cour sur laquelle repose l’avenir de notre démocratie. »

L’actuel président trahit l’héritage de son propre parti, l’ANC. Malheureusement il n’est pas seul dans cette trahison.

Comme c’est le président lui-même qui a prononcé ces mots, on peut à bon droit supposer qu’il a sur ce point le soutien de son Gouvernement et/ou de la direction de l’ANC.

De fait, en septembre de l’année dernière, le secrétaire général de l’ANC, Gwede Mantashe, a accusé les juges de la Cour constitutionnelle d’être « hostiles envers nous, d’être motivés par des intérêts égoïstes et de menacer la stabilité du gouvernement ».

En septembre 2011 Ngoako Ramatlhodi,le vice-ministre des Services pénitentiaires, est allé plus loin dans la trahison de l’héritage de l’ANC quand il a déclaré que les négociateurs de l’ANC faisaient de dangereux compromis, qui aboutiraient à accepter un accord négocié qui “transférerait l’autorité” hors des mains du pouvoir exécutif et du pouvoir législatif pour en investir le pouvoir judiciaire et les institutions visées au Chapitre 9, ce qui ne laisserait à « la majorité noire qu’un pouvoir politique vide alors que les forces opposées au changement règneraient en maîtresses dans l’économie, la justice, l’opinion publique et la société civile. »

Il est clair que nous sommes devant un conflit de valeurs : il s’agit de la transformation de la société et il s’agit de savoir qui est le mieux à même de défendre l’esprit de la Constitution.

Il n’y a rien de mal à se demander si les pauvres ont bien accès à la justice et dans quelle mesure la justice applique aujourd’hui l’esprit et la lettre de la Constitution. La question est de savoir comment on le fait.

Conscients du fait que la Constitution est la pierre d’angle de notre jeune démocratie mais qu’en même temps elle n’est pas parfaite, un certain nombre de citoyens concernés ont  participé à la fondation du Conseil pour l’amélioration de la constitution (Casac).

Le terme « amélioration » a été délibérément préféré à des mots comme « défense » parce que le « constitutionnalisme progressiste » est un principe fondateur fondamental.

En tant que loi suprême du pays, la Constitution donne un cadre à la transformation sociale et économique de l’Afrique du Sud et à une démocratie délibérative, participative et inclusive.

Ce cadre, avec ses valeurs et principes fondateurs, a besoin d’être protégé et amélioré :

La constitution doit être constamment réévaluée de façon critique pour qu’en soit mesurée l’efficacité à mesure que se modifient les besoins du pays. Peut-être devra-t-on débattre et faire campagne pour une réforme constitutionnelle et législative visant à affirmer la légitimité du processus politique démocratique.

La Constitution doit être un document vivant, et non pas statique, évoluant dans le sens d’un approfondissement de la démocratie.

La clause électorale en est un bon exemple. Elle aurait dû être réexaminée cinq ans après l’adoption de la Constitution en 1996.

Le réexamen a eu lieu mais le manque de volonté politique qui aurait permis l’abandon du système de liste électorale bloquée établie à l’échelle des partis, a conduit l’ancien président Thabo Mbeki à enterrer l’affaire. Les citoyens devraient militer pour faire avancer le débat sur cette clause afin que la voix des électeurs compte davantage.

Le principe de la suprématie de la loi est un élément crucial dans l’élaboration du concept de constitutionnalisme. Le pouvoir public et privé doit être exercé dans le cadre de la loi pour rester légitime et pour promouvoir une culture de responsabilité et de reddition de comptes afin qu’on soit protégé de l’arbitraire dans l’exercice du pouvoir et de l’autorité.

Si la justice doit promouvoir l’égalité réelle ainsi que l’équité dans les procédures, son indépendance est un élément indispensable, voire un préalable, au règne de la loi et à l’intégrité du système judiciaire.

La nécessité impérieuse de transférer sur d’autres la responsabilité des gouvernements successifs de l’ANC ces 18 dernières années, qui ont été incapables de transformer la vie des citoyens ordinaires, est un facteur plus sinistre poussant certains à trahir l’esprit et les valeurs de notre démocratie constitutionnelle.

Les dirigeants de l’ANC esquivent ainsi la responsabilité du fait que la liberté n’a toujours pas de sens pour ceux qui vivent à la limite de la survie dans les bidonvilles urbains et dans les villages et les bourgs ruraux.

Le rapport de diagnostic de la Commission nationale du Plan et le projet de Plan national de développement ont mis à nu les échecs de l’État post-apartheid, qui n’a pas su transformer concrètement l’héritage du passé ni réaliser le rêve de justice sociale exposé dans notre Déclaration des droits de l’homme.

L’aspect le plus dévastateur de cet échec se situe dans les secteurs de l’éducation et de la santé.

Ces secteurs sont les piliers d’une politique qui viserait à développer le potentiel humain et à faire de la liberté une réalité pour tous.

Notre croissance économique est en berne par manque de compétences : 800 000 postes restent à pourvoir alors que 600 000 jeunes diplômés sont sans emploi.

L’employabilité des jeunes à la fin de leurs études secondaires et supérieures est le plus grand défi auquel nous sommes confrontés car ce sont près de 4 millions de jeunes qui sont laissés sur la touche, sans avenir.

Il est difficile de voir comment « un pouvoir judiciaire hostile » aurait pu  empêcher les gouvernements successifs de transformer le système éducatif hérité de l’apartheid en un système d’excellence et d’équité.

Comment le pouvoir judiciaire a-t-il empêché le gouvernement de garantir l’accès pour tous à l’éducation dès la petite enfance afin de promouvoir le développement cognitif de nos enfants âgés de 3 à 9 ans? Comment a-t-il sapé l’instauration de normes élevées de professionnalisme et de discipline dans nos écoles, collèges techniques, universités et autres institutions de formation ?

De mauvais choix politiques, ainsi qu’une mauvaise gestion et une direction de piètre qualité, voilà la tragédie qui a sapé les efforts louables du gouvernement, qui a alloué la plus grosse part du budget à l’éducation – pas moins de 200 milliards de rands par an ces dernières années.

Nous autres, les citoyens, devons nous effrayer quand on utilise des boucs émissaires pour masquer les échecs du gouvernement. Il ne faut pas chercher loin pour trouver des exemples des résultats tragiques qu’ont de telles pratiques.

Effrayons-nous, surtout en pensant au message que Gwede Mantashe a adressé à un récent congrès de la ZANU-PF du Zimbabwe : « Ce message de solidarité dit que nous sommes ensemble. Notre relation a été scellée dans le sang car c’est ensemble que nous avons combattu les mêmes colonialistes blancs. »

En tant que gardiens de la démocratie sud-africaine, les citoyens doivent se lever pour défendre les fondements de notre démocratie constitutionnelle avant qu’il soit trop tard. Il n’est rien de plus important.

 Ramphele est universitaire, commentatrice et femme d’affaires.

Publié par le site iol.co.za (Independent On Line) le 12/03/2012 par Ramphele : http://www.iol.co.za/sundayindependent/our-democracy-hangs-in-the-balance-1.1254139

Article traduit par Jean Pierre et Wendy Richard.