En comparant les autorités traditionnelles à des négriers et en accusant le système des chefferies d’être le principal obstacle au développement, Athol Trollip, de l’Alliance démocratique (DA), ne s’est peut-être pas montré des plus subtil dans l’article qu’il a publié la semaine dernière dans Business Day, mais c’est là un débat dont l’absence se fait cruellement sentir. Il survient au moment où l’ANC tente de définir le rôle et les responsabilités des chefs traditionnels.
Selon Trollip, porte-parole de l’Alliance démocratique pour les questions du développement rural et de la réforme agraire et ancien chef de file de ce parti au Parlement, la place faite aux chefs traditionnels dans la Constitution et le maintien du système des bantoustans à travers la législation adoptée depuis 1994 « équivaut à permettre aux chefs coutumiers d’asservir des membres d’une même ethnie. »
Comme il l’écrit dans son article, depuis que la traite a ravagé l’Afrique de l’Ouest avec des systèmes visant à diviser pour régner, « l’allégeance collective aux chefs et autres dirigeants tribaux constitue le principal obstacle au développement en Afrique ». Selon lui, les autorités tribales sont un frein au développement parce que ceux qui vivent dans les ex-bantoustans (homelands) ne jouissent d’aucune sécurité d’occupation par rapport à leurs propriétés.
« C’est le Parlement qui est censé être l’institution politique fondamentale garantissant le droit de propriété » et il faut « libérer les gens de l’emprise prohibitive de l’incertitude, grâce à des dispositions garantissant la propriété foncière ».
« Il est indéniable que le Parlement reste une institution d’ordre largement protocolaire et que les droits de propriété sont de plus en plus fragiles. En conséquence, la croissance économique de l’Afrique du Sud n’a pas atteint un niveau optimal. Notre moteur s’étouffe et nous n’avançons qu’à un rythme inférieur à 3%, loin des 8% nécessaires si l’on veut offrir à tous les citoyens de vraies opportunités économiques. Cette situation s’explique en partie par de graves problèmes institutionnels au niveau du développement rural. »
Le professeur Lungisile Ntsebeza, de l’Université du Cap –qui critique depuis longtemps le système des chefferies– a déjà consacré un article à la question. « Bien que les habitants des zones rurales soient les propriétaires effectifs de la terre au sens où ils y vivent depuis longtemps, un régime de propriété foncière fondé sur le système du permis d’occupation (permit-to-occupy, PTO) ne leur fournit pas un titre comparable, en termes de sécurité juridique, à un titre de propriété foncière inaliénable (freehold). C’est, avant tout, cette insécurité par rapport à l’occupation du sol qui a créé les conditions d’une exclusion des ruraux par rapport à l’administration et à la gestion de ce qui est, à la base, leur terre. »
Depuis 1994, la place des autorités traditionnelles et le régime d’occupation du sol dans les zones communautaires sont mal définis et font l’objet de controverses. Les chefs tribaux des anciens bantoustans se sont débrouillés pour trouver place dans le nouveau régime sud-africain en se rangeant à la dernière minute derrière l’ANC et en jouant de leur influence pour boycotter tout transfert de pouvoir en faveur des nouvelles autorités municipales. Mais jusqu’à ce que la Loi cadre de 2004 sur les Chefferies (Traditional Leadership and Governance Framework Act) reconnaisse leur légitimité, qui reste complexe et contestée, leur situation était incertaine.
À présent, l’ANC propose une nouvelle législation visant à définir la gouvernance dans les zones autrefois soumises à la loi sur les Autorités bantoues (Bantu Authorities Act, BAA), qui liait les chefs coutumiers au gouvernement d’apartheid tout en leur accordant des pouvoirs étendus sur diverses communautés, d’où le désir qu’a Trollip de contribuer au débat.
Le projet de loi sur les Tribunaux traditionnels (Traditional Courts Bill) a été présenté en décembre 2011 « afin de soutenir la reconnaissance du système judiciaire traditionnel et de ses valeurs, fondés sur la justice réparatrice et la réconciliation ». Ce texte a été critiqué pour n’avoir pas été suffisamment soumis à consultations, et parce qu’il centralise le pouvoir entre les mains d’une seule autorité et qu’il prive les femmes de leurs droits.
La Loi sur le Droit foncier communautaire (Communal Land Rights Act, CLA) a été introduite en 2004 pour « permettre une sécurité légale d’occupation du sol grâce au transfert aux communautés des terres communautaires, y compris celles de l’Ingonyama Trust Board 1 au KwaZulu-Natal » et « permettre des formes démocratiques de gestion de la terre par les communautés ». La Cour constitutionnelle a jugé ce texte « intégralement inconstitutionnel », estimant qu’il portait atteinte à la sécurité d’occupation du sol et à l’égalité entre les sexes en transférant la terre de la tutelle de l’État à celle des communautés, qui seraient représentées par une autorité traditionnelle chargée de gérer le foncier. Il est probable que cette loi devra être révisée.
Lorsque la Loi sur les Autorités bantoues (BAA) a fini par être abrogée, en 2010, Mazibuko Jara, de l’Université du Cap, a écrit ceci : « Toutes ces nouvelles lois ne défont pas les autorités tribales ni les frontières instaurées par la BAA ; au contraire, elles font que ces mêmes autorités se perpétuent sous le nom de ‘conseils traditionnels’ (traditional councils) dotés de pouvoirs significatifs en matière de gouvernance rurale et d’attribution des terres, ainsi que pour bien d’autres aspects de la vie rurale ».
Toutefois, un changement visant à réduire les pouvoirs des autorités traditionnelles et à instaurer un système d’occupation du sol sous le régime de la propriété foncière inaliénable n’a rien de simple et ne se profile même pas à l’horizon. En 2011 l’Alliance démocratique a proposé le transfert de la pleine propriété de la terre à ceux qui l’occupent, mais ce système suscite d’innombrables contestations.
Passant en revue ce qui s’est écrit sur la question des chefferies, Mpilo Pearl Sithole, du Conseil sud-africain pour la recherche sur les Droits humains (South African Human Rights Research Council) critique ces “opportunistes démocratiques” qui cherchent à centrer le débat sur des situations théoriques contraires à la réalité. Elle énumère les arguments en faveur d’une reconnaissance maintenue des autorités traditionnelles et soutient qu’ils ont un rôle à jouer dans “ce qui est l’incontournable réalité pour la majorité de la population noire, notamment africaine, qui ne peut s’offrir le luxe d’accorder la théorie de la démocratie et des droits directement avec la réalité qu’ils vivent ».
Il est pourtant largement admis que l’occupation foncière dans les zones communautaires reste aujourd’hui problématique. Mais la propriété individuelle est-elle, comme le suggère Trollip, la meilleure solution ?
Dans un essai où il suggère des solutions alternatives à la Loi sur le Droit foncier communautaire (CLA), le professeur Ben Cousins, de l’Université du Cap occidental, examine certaines des subtilités qui rendent difficile la mise en œuvre d’un droit de propriété inaliénable. « La privatisation et l’individualisation complète de la terre sont inégales et contestées, et en de nombreux endroits la nature et le contenu du droit foncier restent tout à fait distincts des formes de propriété ‘à l’occidentale’. Dans ces situations, un titre de propriété individuel n’est pas une solution plausible ».
Cousins suggère que le droit de propriété foncière soit alloué aux individus, mais pas sous la forme d’un titre individuel de propriété, « si problématique en Afrique ». L’occupation et l’usage de la terre constitueraient la base d’une reconnaissance légale, le droit coutumier servant à justifier ou non les revendications. « Les détenteurs de titres seraient en droit de définir collectivement le contenu précis de leurs titres de propriété et de choisir, par un vote à la majorité, les représentants chargés de gérer leurs titres de propriété foncière… Ces représentants seraient responsables, en redescendant l’échelle, devant les membres des groupes, et non pas à un niveau supérieur, c’est-à-dire devant les autorités de l’État. »
Ce n’est là qu’une suggestion parmi d’autres. Le système envisagé est complexe et soulève des questions épineuses, mais il souligne les difficultés qu’il y a à traiter la question de la réforme agraire et des chefferies.
Quand Trollip voit dans la propriété individuelle la clé d’une stimulation de la croissance économique, il néglige des subtilités qui ont rendu cette question si difficile à résoudre. Et en mettant tous les dirigeants traditionnels dans le même sac, il ignore ceux que leurs communautés jugent légitimes.
Il dit que « des institutions informelles » ont besoin de normes « issues d’une évolution organique » mais son remède ne reflète qu’un côté de l’actuel binôme de solutions. L’ANC a tenté de consolider l’autorité des dirigeants traditionnels, ce qui constitue un pas en arrière en direction de dirigeants non démocratiques exerçant un pouvoir dans un pays démocratique. L’Alliance démocratique veut mettre au rebut le droit foncier communautaire, au mépris de l’histoire des autorités traditionnelles et du rôle bénéfique qu’elles peuvent jouer.
Les partis politiques ont besoin de travailler avec les autorités traditionnelles et avec le Congrès des dirigeants traditionnels (Congress of Traditional Leaders, Contralesa) à proposer des solutions viables. D’après une carte établie par Statistics South Africa, les zones au plus fort taux de pauvreté (72% or plus de résidents vivant avec 400 rands par mois) restent les anciens bantoustans. Une allocation massive de titres individuels de propriété foncière créera un casse-tête de plus et n’est guère susceptible de résoudre le problème. Mais après 18 ans de démocratie et presque 100 depuis l’adoption de la Loi sur les Terres indigènes (Natives Land Act), la fraction la plus pauvre de la population sud-africaine a besoin d’un système subtil qui soit le reflet de la réalité qu’elle vit tout en tâchant de réduire la pauvreté et de stimuler la croissance.
Daily Maverick mis en ligne le 16/04/2012 par Greg Nicholson
Notes:
- L’Ingonyama Trust Board possède 2 700 000 hectares dispersés dans la province du KwaZulu-Natal, habités par 4 500 000 personnes et placés sous l’autorité juridictionnelle de quelque 250 Conseils traditionnels. (Note de Lenaka) ↩