L’homme fort des finances espère piloter l’Afrique du sud vers une sortie de crise en stimulant une politique de croissance et en fermant le robinet de l’évasion fiscale- et il n’a pas peur de froisser certains.
Pour quelqu’un qui frappe fort, le ministre des Finances Pravin Gordhan a du doigté. Quand on lui demande combien la Coupe du Monde contribuera au PIB, il répond en un éclair: « Cela dépend de combien vous dépensez pendant votre séjour. » Sa bonhomie apparente cache une force intérieure née de ses années Passées dans les coulisses pendant la lutte contre l’apartheid et d’un sens de la stratégie à la fois politique et économique.
En charge maintenant du plus puissant ministère des Finances du continent africain, avec un siège au G20 il doit trouver l’équilibre entre différent groupes de pression. A l’intérieur Gordhan navigue entre la gauche- les syndicats et le parti communiste (SACP) qui ont contribué à faire élire le président Jacob Zuma à la tête de l’ANC – et le patronat qui réclame une politique macro- économique plus conservatrice.
Gordhan doit aussi tenir compte d’une faction nationaliste conservatrice de l’ANC qui s’est enrichie grâce à des contrats publics et qui est prompte à jouer la carte ‘raciale’ lorsqu’on remet en question l’origine de sa richesse. Pour l’Afrique dans son ensemble l’Afrique du sud et son ministre des Finances sont censés mener l’assaut pour obtenir un meilleur traitement de la part du système international.
Ancien commissaire du Service sud-Africain du revenu (SAPS) de 1999 à 2009, Gordhan s’est tenu à l’écart des querelles internes de l’ère Thabo Mbeki. Son expérience de la lutte- membre de l’ANC dans la clandestinité et membre de l’équipe qui a négocié la tenue d’élections non-raciales- lui confère une crédibilité utile auprès des cadres du parti.
Mettre la barre plus haute
Membre actif du SACP dans les années 70 et 80, il a aussi dirigé le Durban Housing Action Committee (Comité Action-Logement de Durban). Gordan est doté d’ « une conscience sociale aiguë, mais de pragmatisme dans les affaires financières » selon l’économiste en chef de la Standard Bank, Goolam Ballin. Son expérience à la tête du SARS lui a enseigné la façon de maximiser le rendement d’une fiscalité modérée. Il est aussi l’avocat d’une réforme fiscale visant à contrer les stratégies d’évasion fiscale telles que l’utilisation de paradis fiscaux et de comptes off-shore.
Né le 12 avril 1949, Gordhan a un diplôme de pharmacie du Sastri College de Durban. Il s’est lancé rapidement en politique et a été élu au Natal Indian Congress (Congrès Indien du Natal) en 1974. Il a alors rencontré Jacob Zuma qui venait d’étre libéré de Robben Island et qui dirigeait les services secrets de l’ANC. En compagnie d’autres poids lourds comme Mac Maharaj, Zuma cherchait à organiser les groupes de résistance dans la province du Natal.
Gordham a été licencié de son emploi de pharmacien en 1981 quand il a été emprisonné par le régime d’apartheid. C’est à cette époque qu’il fait la connaissance de celui qui le précédera au ministère des Finances, Trevor Manuel. Selon Pippa Green, biographe de Manuel, « Gordhan et Manuel ont jeté les bases de la création de l’UDF (Front Démocratique Uni) avant l’arrivée d’ Alan Boesak ». L’UDF a mené la lutte interne contre l’apartheid dans les années 80.
Après le lancement des négociations politiques nationales à travers la Convention pour une Afrique du Sud démocratique (CODESA), Gordhan a joué un rôle clé et a présidé le comité parlementaire sur la nouvelle constitution.
Pendant cette période Mbeki a ravi la politique économique aux intellectuels de gauche de l’ANC mais il voulait Gordhan avec lui. Selon l’auteur Richard Callan, » en tant que communiste convaincu, aux yeux de Mbeki, Gordhan était beaucoup trop à gauche pour faire partie du gouvernement mais il trop rusé pour que Mbeki ne cherche pas à l’avoir dans son camp. »
Il était adroit de sa part de nommer Gordhan: il a engagé les meilleure inspecteurs pour traquer l’évasion fiscale des particuliers comme des entreprises. Selon Green, « l’enjeu pendant cette période où le débat faisait rage au sein de l’ANC pour savoir s’il fallait réduire la dette laissée par le régime de l’apartheid ou s’il fallait engager les dépenses sociales indispensables était de trouver l’argent qui permettrait au pays de faire les deux. »
Boucher les trous
Sous la direction de Gordhan le SARS a fait passer les rentrées fiscales de 184 milliards de rands à R556 tout en réduisant le taux d’imposition des particuliers et des entreprises. Il s’agissait avant tout de boucher les trous. « Mais » selon Gordhan,« le plus important était un changement d’attitude. »
A la fin de l’année dernière le déficit budgétaire est remonté de façon inquiétante à 7.6% du PIB. Depuis, Gordhan a réussi à le faire reculer à 6.7%. Il annonce qu’on devrait atteindre 4.1% sur les trois prochaines années. « Nous luttons de plusieurs façons. D’abord nous faisons des économies. Nous nous demandons si telle ou telle dépense est nécessaire. Ensuite nous insisterons sur le rapport qualité-prix, et beaucoup de choses démontrent qu’actuellement il n’est pas bon.
Et enfin nous examinons la corruption et les fuites dans les marchés publics. Cela nous obligera à réorganiser certains systèmes. Par exemple nous devrons créer un service central des achats au lieu de laisser chaque région le faire. Nous étudions en particulier le domaine de l’informatique où nous dépensons beaucoup.
Pister l’argent
Comme il l’a fait au SARS, Gordhan a recruté de fins limiers pour étayer les contrôles des marchés publics à Tshwane (Pretoria) et dans les gouvernements provinciaux. Ces recherches pourront alimenter les débats âpres entre les nationalistes, symbolisés par le chef de la Ligue de la jeunesse de l’ANC Julius Malema, et la gauche, emmenée par Zwelinzima Vavi, le secrétaire général du Congrès des syndicats sud-Africain (COSATU).
Vavi dénonce Malema et ceux qui s’enrichissent par le biais des marchés publics, les « tenderpreneurs » et il réclame « un audit du style de vie » de certains chefs de l’ANC. Malema se dit victime d’un complot au plus haut niveau du SARS.
Gordhan le nie: « Je m’insurge contre la corruption. Je m’insurge contre tout ce qui nuit à l’intégrité de l’état. Que ce soit la gauche ou autre, je ne sais pas. Mais je m’insurge contre, c’est sûr. »
Il interpelle aussi le monde des affaires pour qu’il change de pratiques: « Il ne suffit pas d’accuser le gouvernement. Parlez nous de ce que vous faites pour modifier vos pratiques. Beaucoup des soi-disant problèmes dans l’attribution des marchés publics viennent du fait qu’une entreprise veut absolument la commande publique et franchira la ligne rouge pour l’obtenir, que ce soit avec un petit pot de vin ou une grosse somme versée sur un compte bancaire. »
Gordhan n’est pas unanimement acclamé par la gauche. Dans son budget de cette année il a évoqué le pouvoir excessif des syndicats dans les négociations salariales qui peuvent rendre un travailleur sans expérience trop cher et donc inemployable. « Nous devons constamment chercher l’équilibre entre augmentation de salaire, hausse de la productivité et création d’emplois. »
Ancien contre nouveau
Les syndicats s’opposent au projet du ministère des Finances de créer une subvention pour les employeurs qui recrutent des jeunes. « Ceci mènera à une politique de substitution, où les entreprises licencient les anciens pour recruter des jeunes moins chers» selon Patrick Craven ,porte parole de Cosatu. Pour Gordhan « la question que doit se poser, gouvernement, syndicats et employeurs, c’est comment développer l’emploi des jeunes. Peut-être par une subvention aujourd’hui, par autre chose demain. Il ne s’agit pas d’avoir gain de cause mais d’obtenir des résultats. »
L’Afrique du sud demeure une des sociétés les plus inégalitaires du monde: la moitié de la population vit avec 8% du revenu national. Les débats sur la politique à mettre en oeuvre sont toujours aussi féroces. La gauche veut un arrêt du contrôle de l’inflation pour stimuler la croissance. Leurs adversaires prétendent que l’inflation pénalise en priorité les plus pauvres qui consacrent une part importante du budget familial à l’énergie et à l’alimentation.
Craven de Cosatu insiste: « Il y a en une mainmise sur le ministère des Finances de la part des secteurs miniers et bancaires qui veulent un taux d’inflation bas. Mais le secteur de la production industrielle commence vraiment à se plaindre. »
Sur un plan plus large, les rapports de l’Afrique du Sud avec l’Asie et l’Amérique latine jouent un rôle clé dans le changement du rapport de forces économique dans le monde selon Gordhan. « De nouvelles opportunités se présentent et cela nous amène à nous demander si on veut un développement durable, où est-ce qu’on investit?’ »
L’augmentation des coûts du travail en Asie offre la possibilité d’installer en Afrique la production exigente en main-d’oeuvre. La Standard Bank, dont la ICBA chinois détient 20% marque la tendance. « Des industriels chinois demandent à la Standard Bank de les aider à s’installer en Afrique. Nous sommes en pourparlers avec plus de 100 sociétés » dit Ballin.
L’Afrique du Sud pourrait-elle devenir le modèle pour une restructuration de l’action de la Chine en Afrique, de l’extraction de ressources vers la création d’emploi?
« Nous démarchons différents pays» , explique Gordhan, « en leur disant ne vous contentez pas d ‘exploiter notre environnement, aidez nous à créer des emplois . »
Pour l’ancien chef des impôts cette fermeté nouvelle va de pair avec la lutte contre la fuite des capitaux et les circuits illicites qui ont privé l’Afrique de centaines de milliards de dollars depuis les années 60.
Changer d’attitude
Pour Gordhan la souveraineté économique n’a de sens que sur une base fiscale, ce qui exige un système fiscal efficace et juste qui jouit d’un soutien populaire et politique. « Le défi n’est pas simplement la fuite des capitaux mais aussi l’attitude. Il s’agit des élites et des l’orientations qui sont les leurs». dit Gordhan.
Selon lui les gouvernements et institutions financières de par le monde doivent repenser l’architecture financière mondiale. « Au sien du G20 une conversation s’engage sur les revenus illicites. On ne peut pas d’une part renoncer à s’attaquer au prix de transfert et aux autres mécanismes qui nuisent à la base fiscale d’un pays et en même temps dire qu’on va couper l’aide.
Pippa Green explique que lors de ses débuts à SARS « Gordham a appris des Suédois l’art de faire évoluer les mentalités. » En tant que ministre des Finances il est confronte à une tâche similaire. Que ce soit au sujet de la transparence des marchés publics, de l’inflation ou du rôle de la Chine en Afrique, Gordham veut convaincre, avec patience et sans abandonner l’essentiel. « Alors nous pourrons tout au moins récupérer certaines des pertes historiques subies par le continent. »
Cet article a paru pour la première fois dans le numéro août-septembre 2010 de The Africa Report, publication du groupe Jeune Afrique.
Auteur: Nicholas Norbrook, Pretoria