Nov 132011
 

Il a été prisonnier à Robben Island et, plus récemment, l’un des plus éminents spécialistes de l’éducation en Afrique du Sud. C’est aussi un révolutionnaire linguistique.

En avril de cette année le ministre sud-africain de l’Enseignement supérieur (Blade Nzimande) a provoqué la colère de nombreux Sud-Africains quand il a suggéré que la maîtrise d’une langue africaine pourrait devenir obligatoire pour sortir diplômé d’une université sud-africaine. S’exprimant en zoulou il a dit : « Akukwazi ukuba yithi kuphela ekuthiwa sifunde isingisi nesibhunu bakwethu, kodwa ezethu iyilimi nabanye bangazifundi » [On ne peut pas exiger de nous d’apprendre l’anglais et l’afrikaans si eux n’apprennent pas nos langues.] Dans ce discours Nzimande a annoncé que le développement et l’enseignement des langues africaines deviendraient un projet spécial du ministère. Il avait nommé un comité chargé d’étudier la façon de renforcer l’enseignement et la diffusion des langues africaines à l’université, qui étaient en  déclin.

Neville Alexander est un soutien éminent de la vision de Nzimande. A 75 ans il est pétillant. Il cite Lénine et Bourdieu avec le même empressement. Il a beaucoup à faire partager. Il a connu une vie de révolutionnaire, de prisonnier et, plus récemment, de spécialiste éminent de l’éducation. On l’a beaucoup questionné sur ses souvenirs de Nelson Mandela à Robben Island où il a été enfermé dix ans dans les années 60 mais c’est son opinion sur la question linguistique en Afrique du Sud aujourd’hui qui s’inscrit dans notre grand débat sur les langues.

Alexander prône le multilinguisme dans l’éducation. Il reconnaît que son point de vue est considéré par certains comme “ les divagations d’un excentrique ayant perdu le sens de la réalité” mais il pense que le point de vue dominant sur le multilinguisme en Afrique du Sud tend à tout voir à travers le prisme de l’anglais. Il précise qu’il ne se définit pas comme un « anti-anglais », mais il croit qu’il faut renforcer le rôle des langues africaines de l’Afrique du Sud afin que personne ne soit exclu de la démocratie.

Alexander ne se courbe devant personne, et surtout pas devant lui-même ! Il a participé à la rédaction de la politique linguistique en Afrique du Sud mais il reconnaît aujourd’hui que l’ancien ministre de l’Education, Kader Asmal, avait fait trop de compromis, notamment sur la place des langues africaines dans l’enseignement supérieur. Il décrit l’incapacité du système éducatif sud africain à garantir l’enseignement dans la langue maternelle à tous ses citoyens, qu’il caractérise de politique linguistique « néo-apartheid ».

Il résiste admirablement à cette tentation si typiquement sud-africaine de tout réduire à une question de race. Il tend naturellement vers le principe  non racial. Mais, un bref instant, il évoque le souvenir du jeune révolutionnaire fervent. «  Les moyens de production et d’échanges » dit-il « sont liés au langage ». Indépendamment de sa foi marxiste, Alexander soulève une question fondamentale sur le rapport entre langue et économie. « Sans des espaces où les gens utilisent la langue qu’ils connaissent le mieux la productivité et l’efficacité continueront à souffrir » dit-il. » Le fait de donner des instructions en anglais est devenu une pétition de principe mais si les gens comprennent immédiatement les instructions reçues, l’efficacité s’améliorera ». Il insiste : “La langue fait partie des structures économiques de la société”.

Et alors que beaucoup regrettent le manque de valeur économique qui s’attache aux langues africaines en Afrique du Sud, Alexander souligne que le secteur informel de l’économie est fondé sur elles. «  Il y a beaucoup de potentiel dans les langues africaines » dit-il. « Elles sont rentables économiquement et penser le contraire c’est prendre une position élitiste. » Il prône un approfondissement des recherches sur les liens entre langue et économie en Afrique du Sud. Il souligne aussi le rôle que joue la langue dans la dignité humaine. Refuser aux personnes le droit d’utiliser leur langue dans la vie publique mène invariablement à des situations de conflit. Il ajoute que l’afrikaans ne doit pas devenir le bouc émissaire de l’apartheid.

Alexander affirme que les dirigeants politiques et culturels doivent avoir la vision et la volonté politique nécessaires pour s’assurer que l’anglais ne continue pas à opérer de facto comme l’unique langue officielle. «  Nous devons commencer à nous servir des langues africaines de manière forte » dit-il. La participation à la vie publique est tributaire de la possibilité de s’exprimer dans la langue qu’on maîtrise le mieux.

La Constitution place le zoulou sur un pied d’égalité avec l’anglais. Les deux sont langues officielles. Mais lorsqu’il s’agit du travail important de gouvernement, même le président préfère l’anglais à sa langue maternelle, souvent à tort.

Sur les pelouses de la Résidence présidentielle à Pretoria, les journalistes se sont amusés des gaffes orales du président. Je relate à Alexander l’anecdote de Zuma s’adressant à des journalistes lors d’un récent sommet Union Européenne-Afrique du Sud dans le parc Kruger. Zuma devait décrire le rapport qui se créait entre l’Afrique du Sud et l’Union Européenne comme étant « burgeoning » mais il a malmené les mots et « burgeoning » ressemblait davantage à « berg-onioning ». Les scribouillards en ont déduit que ceux qui rédigent les discours de Zuma devraient éviter de les parsemer de mots savants. Alexander soutient que Zuma devrait pouvoir s’exprimer en zoulou dans de telles circonstances mais qu’en fin de compte, le développement des langues africaines est entravé par cette perception d’infériorité. « Il faut accorder un capital culturel aux langues africaines » plaide-t-il.

Le projet qu’a Nzimande d’obliger les étudiants à apprendre une langue africaine a du mérite mais Alexander croit que les étudiants doivent être initiés à ces langues bien avant d’entrer à l’université. Finalement, ce ne sera pas du ressort du seul gouvernement de conférer ce nécessaire capital culturel aux langues africaines. «  Il faudra un mouvement social » conclut-il.

KHADIJA PATEL
Daily Maverick du 11/11/2011
http://dailymaverick.co.za/article/2011-11-11-neville-alexander-a-linguistic-revolutionary

traduction de JP et W Richard.